Gregory Crewdson

Gregory Crewdson : Untitled, Summer (Summer rain) from the series “Beneath the roses”, 2004

Une pluie d’été... On peut se l’imaginer de bien des façons, parfois exotique comme la mousson s’abattant sur un paysage tropical, mais se la représenter comme Gregory Crewdson nous la présente dans Untitled, « Summer Rain » relève d’un imaginaire peu commun, qui ne laisse en rien rêveur... Et c’est là l’une des caractéristiques de l’œuvre singulière de Crewdson, c’est cette forme de discordance où une scène du quotidien, qui aurait pu être une scène heureuse après tout, se transforme en paysage insolite délibérément fabriqué pour nous rappeler à nos angoisses, nos doutes et mille autres sentiments que nous avons soigneusement appris à refouler au fil du temps. 

Gregory Crewdson est un photographe autant qu’un metteur en scène, il n’y a rien de réel dans ses images, il ne construit que des réalités fictives, et pour cela il n’hésite aucunement à s’entourer d’une équipe digne d’une production cinématographique, allant des décorateurs, aux costumières en passant par les techniciens lumière, les maquilleurs, les accessoiristes etc. La plupart des scènes d’intérieur de son œuvre sont des décors entièrement construits d’après ses story-boards. Pour les extérieurs, il parcourt des régions entières des États-Unis, parfois avec ses équipes de repérage, pour trouver le lieu idéal, celui qui sera au plus proche de ce qu’il a préalablement conçut dans son esprit. Enfin que ce soit en intérieur comme en extérieur, il n’y a pas de lumière naturelle dans ses photographies. Il ré-éclaire chaque scène et chaque détail selon sa vision. C’est un travail d’une précision absolue où le hasard n’a pas lieu d’être. C’est que Gregory Crewdson sait exactement ce qu’il veut raconter et comment. 

Avec Untitled, Summer (Summer Rain), le photographe nous plonge dans le noir, au milieu de la nuit, dans une ville désertée à ce moment particulier, et pour parfaire le tout, l’artiste décide de verser des trombes d’eau sur cette scène dont l’atmosphère semble déjà pour le moins morose. Au milieu de la rue, un homme grave en costume se tient debout de profil, il est détrempé et il regarde sa main gauche dont la paume est tournée vers le ciel, comme s’il prenait conscience de la pluie ou comme s’il cherchait à s’assurer qu’il pleut vraiment et qu’il ne rêve pas. Derrière lui sa voiture est mal garée et la portière ouverte, il a abandonné son attaché-case juste à côté sur le bitume où l’eau ruisselle. 

C’est une image fabriquée sur mesure où composition, lumière et couleurs, travaillent ensemble à faire sens et ont leurs places définies bien avant la prise de vue. Cette scène d’une pluie d’été sur une ville la nuit est définie selon la désormais classique composition par tiers. Les deux tiers de l’image à droite installent le décor en une évocation qui me semble manifeste... Celle d’une artère commerçante dans une petite ville ordinaire des États-Unis, où les lumières des vitrines ne s’éteignent jamais et illuminent continuellement la rue de leurs lueurs dorées, alors même que les portes de ces boutiques resteront closes jusqu’au lendemain... Cette succession de vitrines aux couleurs ambrées se détache par contraste de toutes les nuances de bleu profond que seul le ciel, à la nuit tombée, peut offrir. Elle nous dirige aussi par la ligne en perspective sur laquelle elle s’inscrit, vers le point d’orgue de la scène, un homme sous la pluie. Sur le tiers gauche de l’image, la chaussée inondée brille de l’éclat des réverbères qui s’y reflète, puis se perd en arrière plan dans la masse sombre de quelques arbres que l’on discerne à peine et qui semble indiquer la fin de la route ou le début d‘un voyage incertain. Au premier plan, les lignes blanches d’un passage piéton traversent l’image tout en la fermant, et forcent le regard à se concentrer sur le cœur de la scène. De la même façon, les feuillages des arbres, de part et d’autre de la rue, ferment aussi l’image dans ses angles supérieurs, tandis que le foisonnement des lignes électriques dans le ciel dessine un filet qui arrête le regard au centre de l’image, autant qu’il semble retenir les rêves ou les espoirs de l’homme. C’est à la croisée de ces plans, que la silhouette sombre de l’homme se détache, tournant le dos à sa voiture, à son porte-document, aux devantures illuminées. 

Ce que représente Gregory Crewdson est toujours chargé de sens. Comme je l’ai mentionné plus haut, ses photographies sont des réalités fictives ce qui à priori est une contradiction, il y a la réalité et il y a la fiction, ce sont deux choses distinctes. Pourtant, chez lui elles vont toujours de pair, se nourrissant l’une et l’autre. Il faut savoir que le père du photographe était psychanalyste, ceci expliquerait peut-être que l’un des cheval de bataille de Gregory Crewdson soit avant tout le psychisme, des américains en l’occurrence, et leurs désillusions sur la société de rêve qui leur était promise... Mais ces américains qu’il met en scène sont-ils seulement les victimes de ce désenchantement ou y participent-ils, en sont-ils conscients ? 

Et il y a cet homme au milieu de la rue, déconcerté par ce déversement d’eau, qui comme un déluge funeste, l’empêche de rentrer chez lui après une longue journée à travailler dans des bureaux impersonnels. Ou qui l’empêche de poursuivre sa route vers sa prochaine destination, une autre ville, un autre rendez-vous, pour vendre peut-être des contrats d’assurance bien rangés dans sa mallette ? Dépité, il abandonne sa voiture, sa mallette, et au milieu de la rue il essaye d’estimer les conséquences de cette pluie diluvienne sur le programme qu’il s’était imposé, il tente de prendre la mesure de la situation. Mais le seul constat qu’il puisse vraiment établir, c’est qu’en cet instant il n’a plus le contrôle de sa vie tel qu’il l’a toujours entendu et c’est alors qu’il est confronté à sa vulnérabilité et qu’il doit faire face à ses illusions.

Mais si l’espoir demeurait, s’il était possible de s’affranchir des illusions d’un monde dont les promesses se révélaient comme n’étant que vacuité, où une vie normalisée à poursuivre un quelconque veau d’or ne pouvait plus faire sens ? De quelle façon alors une telle prise de conscience pourrait-elle se produire ? Et c’est peut-être cet instant précis que nous présente Gregory Crewdson, ce moment où un homme n’a pas d’autre choix que celui d’interrompre sa course, arrêté brusquement par une pluie aussi dense que soudaine. C’est peut-être à ce moment que le temps s’est aussi arrêté pour notre homme. Ce moment où la pluie l’immobilise dans son voyage et l’amène à la considérer, sentir à son contact qu’il y a d’autres perspectives à envisager, autres que celles du fait social. Alors c’est peut-être par une pluie d’été, au milieu de la nuit, qu’un homme aura appris à tourner le dos aux lumières de la ville, à sa voiture, à son attaché-case, symboles de ses rêves normalisés, pour simplement pouvoir revenir à lui-même, recentré sur sa nature première, sur l’essentiel…

Gregory Crewdson : Untitled, Summer, (Summer rain) from the series “Beneath the roses”, 2004

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